Le deuil de l’Alètheia!

 

 

 

Boujemaa ACHEFRI

Traduit par Mbarek Housni

  

"... Nous sommes écrasés par les choses. Il faut laisser à l'écriture le temps de s'en emparer. L'écrivain, comme l'historien, prête un sens au passé en lui donnant forme. L'écrivain ne cherche pas à être le témoin. Il est seulement à l'écoute des mots qui tracent son avenir." (Edmond Jabès)

 Il y a toujours quelque chose d’ajourné dans le travail photographique d'Ibn El Farouk. Quelque chose qui est à peine visible. Quelque chose qui donne à la vision et au voir, l'illusion qu'il y a à la fois une similarité et une différenciation.

Ce n'est pas une chose à proprement parler, mais une caractéristique qui n'a pas encore pris forme et lorsque le photographe la visualise, il montre ce qui est similaire et dissemblable dans la peau du tissu.

 Ce qui est similaire et différent (séparé) dans cette substance gélatineuse, penchant parfois vers le jaune, et des fois vers le rouge, le bleu et le noir et…!? Ce qui est similaire et différent à la fois, c'est ce qui est ajourné pour un temps.

 La peau fragile qui sépare le rêve du rêve les yeux ouverts, sépare l'illusion de la réalité, est ce sur quoi travaille Ibn El Farouk. Il œuvre dans "l'entre", en négligeant "l'avant" et "l'après" de l'image.

 C’est une caractéristique spéculaire qui réfléchit ce qui a été ajourné dans les photographies qu’il a comme matériau. Autrement dit cet ajourné se reflète dans une œuvre autre, et ainsi l'opération de l'ajournement demeure un désir de perfection effectif jusqu’à l’infini.

Dans l'œuvre d'Ibn El Fraouk, vous ne trouverez aucune référence au réel. Parce que l'œuvre photographique est le réel lui-même après la destruction de tout ce qui est en liaison et avec l’image et avec le réel.

 Les images des photographiques d'Ibn El Farouk ont l’apparence du tissu, à l’égal du tissu du texte. La photo-tissu se referme sur celui qui a confectionné le tissu; La superposition est ruse et tromperie. L’absence de forme est une forme qui cache le processus d'effacement de ce qui rend la réalité tangible. La réalité imprimée sur les photographies ne véhicule rien; C'est une réalité cachée.

 Est-ce à dire qu’: “il s'agit d'un glissement du réel, de sa mise en suspens où se perd tout sens immédiat: il est là sans être là, déréalisé, rendu indifférent, vide de sens”(1)

Cette absence de forme ne peut exister sans une mort ou un suicide de la forme du réel. Devant cette situation, on se trouve alors face au “double”: l’un dans un autre, le mort/suicidé glisse dans le vivant, les aspérités reculent vers l’intérieur, le photographique peine fortement à empêcher la non-apparition de ce qui s’efface à la surface des supports.

 C'est pourquoi, lorsque nous reprenons forme, nous sommes devant ce qu'Al-Niffari appelle «la différence»(2), ce que Maurice Blanchot décrit ainsi : “... quelque chose est là, devant nous, qui n'est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui est en vie, ni un autre, ni autre chose..."(3).

 Dans le bassin se trouve la matière du réel, dans ce qui va devenir une photo/fantôme. La matière, qui est sur le point de s'estomper, se décompose dans l'eau du bassin. Et lorsque les caractéristiques d’une chose donnée commencent à apparaître sur la peau du papier ou sur la plaque argentique, le réel s’est déjà transformé en simulacre.

 L'œil voit: un trou apparaît dans l'eau du bassin, reflue à la surface du papier, la vérité de la chose en sort, et soudain tout disparaît. Ainsi la frontière entre la vérité et l’illusion devient une double tentation.

 Mais alors quelle est cette chose qui disparaît en même temps que sa vérité propre?

Voyons ce qu’il en est" ... la chose dans la genèse du moi est à la frontière entre un dedans et un premier dehors qui résulte de son rejet du dedans selon Freud, alors que pour Lacan l'intérieur est un pli de l'extériorité, d'où la notion d'extimité"(4).

 Tout ce qui est pris de/à l’extérieur, est abandonné à l'intérieur. Il me semble qu'Ibn El Farouk fait un travail d’épuisement de ce qui est destiné à être abandonné. C’est comme si, en faisant cela, il part à la pêche de cet instant où s’opère cette frontière qu’on ne peut saisir.

 À quoi renvoient les tâches de couleur, ici, dans telle ou telle œuvre photographique? À l’instant de l’effacement de la photo? À l’instant de la pré-formation? À la frontière séparant l'apparence et l'absence? À l’instant de la décomposition de la chose captée entre le «Clic» et le «Clac”?

Et nous voilà devant l’illusoire que la vision nous fait voir: des palimpsestes à la peau raclée, reflétant à peine ce qui demeure de cette opération de raclage ; des couleurs nébuleuses qui ne reçoivent pas ce qui brille en elles, ni de l'intérieur ni de l'extérieur; des tâches où s’éparpillent en petites graines dorées et argentées comme des graines de sable dispersées sur des surfaces de volumes différents dans les photographiques d’Ibn El Farouk…

 Dans le photographique d’Ibn El Farouk, nous nous trouvons, nous comme son oeuvre, dans une position de vis-à-vis?! Comme si quelque chose se détachait, comme si quelque chose n’est plus... une forte perplexité à l’égal de la durée de l’épuisement, un égarement qui occupe le lieu de ce qui (être ou objet) n’est plus existant dans ce qui est photographique. Il y a un monde qui se cache sous la peau des photographiques. Monde invisible niché dans les plis. Ibn El Farouk racle sa matière photographique à la lame jusqu'à l'épuisement.

Et donc “… il n’y pas de double sans dévoration, sans entame de ce qui, sans lui, aurait pu passer pour une présence pleine, autosuffisante: le double fait différer l'original de lui-même, le dé-figure, sollicite et inquiète ce qui sans lui pourrait s'identifier de façon simple, se nommer, se classer dans telle ou telle catégorie déterminée”(5).

S'agit-il d'une photographie trop excessive dans son recul vers l’avant-formation de la matière? Est-ce l'annonce de l'émergence d'une alternative à ce qui n'est pas encore formé: la trace de ce qui va advenir.

Les photographiques d’Ibn El Farouk nous offrent la possibilité de supposer la mort de la photographie, la possibilité d’annoncer le deuil de l’Alètheia: juste un œil sans rien à voir devant elle, rien sous la peau, rien à la surface ni dans les plis.

L'outil a disparu et il n'y a plus de "clic" ou de "clac". Et au lieu de lever la main pour dire: vive la photographie, on dira: adieu la photographie...

 

 Références:

 

1-    Sarah Kofman, l’art et la mélancolie, revue “fikr wa nakd”, n° 3, traduit par Abdessalam Attawil.

2-     “Alors j'ai créé la différence, et rien n’y est de moi et rien n’y est de lui", Abdeljabbar Al-Niffari, “Le livre des stations”, corrigé  par Arthur John Arbery,  les éditions Afaq, Le Caire, p.4.

3-    Maurice Blanchot, cité par Sarah Kofman dans son article "l’art et la depression"...

4-    Fathi Benslama, la sublimation Jean-luc Nancy, in Lignes, mai 2022, p.  112.

5-    Sarah Kofman, l’art et dépression...

 

 

 

 

Immortaliser 

 

C’est dans le cours des choses.

La photographie, comme avant elle, les diverses et différentes techniques manipulées par ceux-là que l’on nomme artistes est alors inéluctablement vouée à toutes les subversions possibles que ceux-ci sauront imaginer…

 Oui, C’est dans le cours des choses…

Pour ces artistes-là que d’expérimenter, en photographie, comme avant elle et même après, les diverses et différentes techniques qu’ils auront à portée de leurs possibilités ou de leurs nécessités ainsi que de leurs affinités. Cela pour exprimer ou plutôt traduire tous ces récits, indicibles, inaudibles, invisibles dans un langage révélateur de cette multitude de questions discursives ou intuitives avec ou sans hypothèses de réponses mais vouées à habiter un monde plus vaste que l’esprit qui les a envisagées puis formulées. 

 Ces œuvres ou fictions que l’on qualifie de plastiques ou artistiques permettent de prolonger la vie de ces médiums conçus au départ comme outils d’observation et de mesure voire de représentation de ceci que l’on nomme réalité sans jamais réussir vraiment à en saisir        : la réalité     ! Instable, irrégulier, changeant, le réel est aussi impermanent que les subjectivités humaines ou les technologies qu’elles auront créés pour en juger ou pour en figer une image ou un instant T. Les représentations que nous produisons se révèlent toujours imparfaites et donc incapables de réussir à capter et restituer avec certitude et objectivité les vérités que nous expérimentons en les vivant.  La nature hétérogène de notre constitution laisse s’échapper ou au contraire ajoute toujours différentes subjectivités à ce que nous voyons et ce que nous en croyons. Ainsi, nos  inconsciences humaines ainsi que les nombreux reflexes interprétatifs qu’elles interférent de flous et de biais finissent par troubler complétement nos capacités à se saisir avec objectivité de notre contexte condamné à un éphémère aussitôt révolu. Car Tout cela qui nous entoure pour composer nos vérités est mu par diverses forces et variations qui modulent et changent en permanence ces facteurs qui combinent indéfiniment toutes les données d’un espace-temps animé et secoué par de perpétuels mouvements.. 

Et c’est de par cette permanence de l’impermanence que se définit cette indéfinition d’un réel qui se perçoit de mieux en mieux au gré des quelques progrès de nos technologies pour ne révéler finalement à nos croyances que leurs insuffisances et leurs échecs à expliquer des inconnus et des mystères bien plus complexes et incompréhensibles que ce que nos théories le plus souvent simplistes et erronées étaient capables d’imaginer.

 C’est ainsi qu’une grande diversité d’outils et d’instruments aux obsolescences scientifiques programmées sont mis au service des arts notamment plastiques pour en enrichir les aspirations de nouvelles possibilités. Car à défaut d’expliquer ou rationaliser nos réalités, elles produisent par leurs erreurs, des réalités alternatives qui se révèlent parfois Poétiques ou esthétique et dont les singularités et les sensibilités inédites forment de nouvelles mythologies. 

 Et c’est au cours de ce cours des choses de cette photographie devenue pleinement Art après que ses potentialités de ne délivrer de la réalité que les points de vue personnels et subjectifs des différents agents qui s’en sont saisis, que des artistes dont Ibn el Farouk se font explorateurs voire inventeurs des langages qui sauraient exprimer non pas ce réel impossible mais les rêves, les souvenirs ou encore les peurs dont cette impossibilité et ses incertitudes voire ses inquiétudes nous habitent en colonisant aussi bien nos corps que nos âmes, et en tourmentant de désirs, de douleurs ou de plaisirs aussi bien nos sens que notre esprit.

Pour ce faire, Ibn el Farouk étudie aussi bien les mécaniques de l’appareil, qu’il en teste et en mesure de manière empirique les limites en-dedans et en-dehors desquels, il peut être utilisé en dépit et en refus de toutes ces réalités qui défilent à toute vitesse pour la composer mais plutôt comme révélateur et traducteur de toutes ces subjectivités que de dire et d’entendre nous permet d’accepter et d’exprimer. Et même de substituer par la permanence des objets ou œuvres ou récits ainsi créées à l’impermanence et ses fatalités  : de la culture, des destins, des choix ou encore du commun et des mythologies qui sauront parfois résister aux caprices de l’univers dont nous ne sommes que d’insignifiants figurants, et au rythme effréné de ce temps qui n’attend rien ni personne mais se dilapide en fuyant tout le temps !

 

Et alors, ce que Ibn el Farouk nous rend visible, audible et tangible, ce sont tous les univers intérieurs qui l’habitent et dont il est fait et qu’il prend le temps de nous partager et nous raconter.  Et c’est seulement pendant ce temps de découverte, de contemplation voire de compréhension de quelque uns de ces récits qui empruntent à toutes les nuances que permettent l’art d’écrire et de raconter tout ceci qui s’oppose au réel pour créer du fictif et du subjectif qui pendant qu’il s’exprime et qu’il se donne à nos regards ou à toute autre sensorialité ou sentimentalité réussit alors à captiver notre attention. Le monde s’arrête enfin alors que le temps s’immobilise tandis que c’est enfin à nous de vivre une multitude de mouvements réflexifs ou spirituels qui nous changent à toute vitesse et pour aussi longtemps que nous l’accepterons. Parfois aussi c’est un transport aussi subtil que radical de nos sens et de nos émois qui fait vivre et battre d’un rythme aussi fou qu’affolé toutes les particules physiques et chimiques de notre corps qui remet à sa place cette fameuse réalité dont le décor s’efface par cette aventure que l’œuvre d’art nous permet de vivre pleinement.  Et devenir alors enfin le personnage principal héroïque et sensible voire démiurgique d’un récit qui relègue et nous abstrait du réel et de ses déceptions. 

 

C’est ainsi que Shéhérazade fera de mille et une de ses nuits, un éternel présent qui se réinvente par la parole et par l’imagination qui crée du temps et un espace propres et autonomes que régissent une volonté qui se crée un destin imperméable aux agitations de ce monde qui ne compte presque plus pendant qu’il s’écrit et se lit et que nous aurons pour toujours le pouvoir d’effacer le temps de nos souvenirs ou de nos réminiscences fussent-ils fortuits, ou convoqué pour en reconstituer de nouvelles versions pour s’émerveiller d’un détail ou même en émerveiller un autre et même plusieurs par la contagion de notre sourire ou de notre mélancolie à celui ou ceux-là à qui l’ont transmet cette fiction ou œuvre d’art.

Et c’est cela que l’artiste Ibn el Farouk nous offre dans ses métaphotographies: la sensation ou au moins l’illusion consolante et rassurante d’une éternité apte à prolonger et à survivre à nos finitudes qui auront un peu comptées.

Et c’est cela, qui fait l’art et que peut l’art : enchanter par sa magie le réel et ses banalités.

Et c’est déjà pas mal, et même inespéré qu’en dépit du cours des choses, les possibilités de l’art nous promettent: une rédemption et une destinée dont les mythologies nous permettent d’aspirer à d’éventuelles immortalités.

 

                                                                                                             

Syham WEIGANT

mai 2022

 

Images pour remonter le temps

 

Nous sommes aujourd'hui inondés d'images en tout genre. Nous les percevons plus que nous les voyons et, parfois, il arrive aussi que nous les regardions. Cette nuée d'images mobiles et mouvantes a en effet pour conséquence de fragiliser notre attention. Il nous est de facto devenu difficile de nous extraire quelques instants du flux et du mouvement général qui emporte notre réalité et de faire face à ces images, autrefois fixes, qui constituaient des pôles d'attraction et des capteur d'attention particulièrement puissants.

Ibn El Farouk inscrit les recherches intenses qu'il effectue dans le champ de la photographie et de la production d'images fixes et mobiles, en relation avec cette situation générale de la perception. Mais il fait plus encore. Il opère à cœur ouvert la matérialité des images, produisant ainsi une sorte d'électrochoc mental chez celui qui les découvre et le conduisant à s'arrêter un instant et à s'approprier le questionnement qui lui est proposé.

Il ne faut pas s'y tromper, ce qui nous est donné à voir, ce sont bien des images mais d'un type si singulier qu'en effet il est impossible, face à elles, de ne pas se demander à la fois ce qu'elles peuvent bien représenter, comment elles ont été faites et de quoi elles peuvent bien « parler ».

 

Photographe sans appareil, Ibn El Farouk, réalise des objets visuels qui naissent d'une décomposition savante des couches matérielles qui composent la pellicule argentique. Autant dire qu'il nous renvoie à la préhistoire des images photographiques. Et pourtant le résultat visuel est d'une contemporanéité puissante. On peut même dire qu'il parvient à faire, sans passer par l'univers des programmes et des codes qui encadrent la totalité de la production des images électroniques aujourd'hui, ce que chacun peut accomplir avec son téléphone ou son ordinateur, à savoir produire des images sans référent.

Mais ce n'est pas la critique du référent, problématique largement dépassée, qui l'intéresse. C'est la matérialité même du support, l'univers chimique qui précède accueille et rend possible l'apparition de l'image. C'est l'image avant l'image, l'image en tant que processus de transformation d'une matière sous l'effet de la lumière.

Et ce que l'on découvre ici, c'est que l'image photographique argentique est rendue possible par l'existence d'une superposition de surfaces chacune ayant ses particularités chimiques et physiques.

Ibn El Farouk en s'emparant de ces couches parvient à extraire une de ces surfaces qu'on appellera la peau de l'image et à montrer qu'elle dispose d'une vie propre qui ne peut s'animer que si et seulement si on empêche qu'ait lieu l'impression sur elle d'un motif et qu'on lui laisse la possibilité,  lorsqu'elle est plongée dans le bain de révélateur ou d'eau, de se détacher du fond et de flotter en se couvrant des reflets que la lumière vient faire naître « sur » elle, « en » elle faudrait-il dire.

Alors, et c'est ce que montre cette vidéo, on découvre un être qui pourrait ressembler à un de ces animaux qui ont peuplé les océans à l'époque des commencements de la vie. De plus cela nous raconte un peu de ce qui a pu se passer il y a si longtemps. Cela nous montre en effet que les couleurs peuvent apparaître dans l'univers avant même qu'il y ait des yeux pour les voir.

Ici nous sommes renvoyés à ce qui pouvait exister avant que l'œil ne soit formé. Les images fixes extraites au moyen de ce procédé nous donnent accès à un temps où l'homme n'était même pas encore inscrit, fut-ce comme esquisse, dans le grand livre des pensées de dieu.

Ce voyage transtemporel nous le devons à cette machine à remonter le temps que sont les images d'Ibn El Farouk.

 

Jean Louis Poitevin

Paris

29 11 18

 

 

L’artiste  Ibn El Farouk

Le déplacement heureux vers la lumière

Par : M’barek HOUSNI *

Aller au-delà de ce que capte la photo. Être face à un défi que s’était imposé l’art depuis plus longtemps : dénicher l’insaisissable qui est pourtant tapi là quelque part dans cette même photo. Voilà la gageure lancée par l’artiste depuis plus de vingt ans. Affaire de traversée frontale d’une immanence brillante tout en sommant l’œuvre réalisée à se dépasser, à devenir autre chose. Pas une représentation, ni une copie fidèle même esthétisante de son contenu. Arrimer la photographie à la plasticité pure, à la pureté de la plasticité. Bref, faire exploser ses potentialités artistiques liées à la lumière.  Et bien sûr à son pendant qu’est l’obscurité. Tout un programme devenu un plan de carrière grandement suivi et établi. Connaissant l’artiste à ses débuts, on témoigne de cette fougue qui l’avait pris pour exprimer ses émotions à travers le désir de mouvement, action réelle et concept fondateur, résultant autant d’un voyage extérieur qu’intérieur où l’artiste fait jaillir une capacité à créer l’œuvre photo dotée d’expressivité. Ce trait ne changera pas et va se concrétiser en une abstraction photographique d’une magnificence saisissante.

Car l’artiste a réussi ce tour de force qu’est le déplacement. Dans le sens d’une transgression heureuse qui déplace les frontières entre la photo et la peinture. Oui, peindre sans peinture ni pinceaux. Faire exister l’atelier parallèle. Du pur nomadisme via l’art. Et pour être nomade ne doit-on pas se déplacer, déplacer les lieux. Non pas s’y rendre, ce qui est acquis et obligatoire, mais les remettre à des espaces autres. Dans l’œuvre.

Lorsqu’on contemple les différentes manifestations de celle-ci à diverses époques  d’inspiration de l’artiste, on tombe sous le coup de cette ambiguïté plaisante : regarde-t-on un tableau ou une image photo ? Mais est-il judicieux et susceptible de nous éclairer d’une quelconque idée d’art de se poser pareille question ? Non. Vérifions-le sans tarder. Étape par étape. 

1-Les secrets de ce qui se multiplie

Lors de son séjour dans l’infini des dunes nues, face au soleil ou au ciel, Ibn El Faraouk a traqué les interstices minuscules qui filtrent entre les mailles baignant dans des tons colorés divers, entre brun et bleu, dans le noir effilé ou carrément investies par d’autres teintes, mais à chaque fois rendant le voyage enrichi d’émotions que seule la fréquentation d’un étendu infini peut offrir. Le désert. Une sorte de submersion envahit l’œil et l’accroche à  une œuvre qui ose et réussit à se saisir d’un au-delà frôlant par là même l’indicible.

2-L’oxymore : voyage par excellence

Et ce que fournit cette étape majeure de la carrière de l’artiste, en plus approfondie. L’intitulé de son travail par ce mot qui exprime la chose et son contraire en une alchimie révélatrice de la quête, toujours la quête d’un nouveau, des possibilités inexpérimentées auparavant. Cette fois-ci, l’œuvre est tantôt flamboyante avec des lueurs criantes, tantôt entre blanc et noir, traversée de stries et d’autres tons. Le tout créant des formes propres et captivantes. C’est une nouvelle expropriation de la frontière entre le photographique et le plastique. Cet oxymore prend l’aspect de la dualité unie, les contraires réconciliés, l’âme de ce qui diffus, ailé, fuyant enfin pris dans les filets du regard. Pour le plaisir et la question. C’est tout l’être qui est interrogé, entre ce qu’il peut voir et ce qu’il peut comprendre. Dans la  contemplation du résultat obtenu.

Les relais :

a-L’ajout heureux

Or il est notable de signaler que cette étape a engendré, en passant, des relais fonctionnant comme une variation au sein de la multiplication du même. Les tentes, les dos de chameaux ou autres signes du désert, se trouvèrent au centre des œuvres portant les noms significatifs de « morphes » et «émulsions » par exemple. L’ensemble constituant autant de possibilités d’invention d’une identité qui dépasse le simple geste d’un tirage technique. Il y a une pression autre exercée sur le photographique. Révolution et continuité dans un égal élan, comme si le régime artistique se renouvèle de lui-même. Il y a toujours ce rouge, ce bleu et ce jaune qui ressortent à chaque fois. Rien que des couleurs essentielles ! Et cette minuscule matière qu’est la gélatine, si délicate et si tenue, qui cependant assiste l’artiste et lui ouvre grand ouvertes les champs de l’inspiration heureuse.

b-Le noir et blanc

L’artiste ne fait là que reprendre son bâton/appareil d’artiste à l’œil et l’esprit aigus pour aller plus en avant de chaque expérience. À cet effet, celle du noir et blanc est édifiante. La lumière et l’obscurité s’y croisent dans une trame montrant l’envers et l’endroit de la chose. Celle-ci subit un déplacement de nature autre : d’elle-même, de ses tréfonds, on le devine, cachés. Une assiette broyée, du papier aluminium froissé, sont des motifs pour une exploration esthétique dont le pouvoir de subjugation inculque l’âme à l’inanimé par nature. Du coup, toutes les interprétations sont possibles, ce qui ne gâche rien au plaisir de la beauté artistique offerte où le rien se hisse au rang du tout. Même constat pour les travaux qui portent tour à tour les noms de « résonances », «voies d’espaces » et «passages ». Ici, l’artiste fend tout en la fondant la trame des extrêmes portés par le noir et le blanc, qui en se coltinant rendent compte d’un sens poétique inspirée.

b-Le temps qu’est un long changement

Une poétique qui ne cesse de se chercher dans d’autres supports/objets. Tiens, ce citron pourrissant lentement,  pourquoi ne pas le pister pas à pas ? S’est dit l’artiste dans un soudain moment de fulgurance. Et c’est ainsi que les couleurs du passage du temps prennent… des couleurs spécifiques. Un temps à la portée : jaune et vert, à la texture d’un objet qui se métamorphose pour épouser une nouvelle vie organique, loin de l’anéantissement. Miracle d’une fin qui est un commencement. Et donc une autre définition est avancée ici pour ce concept collé à l’artiste qu’est le déplacement. Elle est cette finitude par degrés. Ce qui accentue et explique l’expérience d’Ibn El Farouk comme violence esthétique faite à la photo. Où les couleurs changent, débordent le cadre, naissent d’elle-même, se régénèrent pour être des formes. ..

Un déplacement en tous sens, mais heureux.

Casablanca, le 13 juillet 2018

*Écrivain et chroniqueur

 

Ibn El Farouk,

de l’oxymore en photographie

 

Ce qui caractérise la démarche photographique de Ibn El Farouk dans la scène artistique marocaine, c’est qu’elle est la seule à se préoccuper de l’abstraction en photographie et de sa portée picturale. En effet, le photographe propose depuis longtemps des œuvres où il est difficile sinon impossible de repérer quelques références à une réalité visuelle immédiatement reconnaissable. C’est que l’artiste ne se limite pas à une prise de vue, mais construit ses photos en explorant un registre artistique suggestif en son fondement paradoxal.

 

« Oxymore », tel est le titre sous lequel, Ibn El Farouk déploie ses photos.

Un oxymore c’est une figure de rhétorique qui rapproche un nom avec un adjectif en une formule paradoxale telle « une obscure clarté » par exemple. En principe, toute œuvre digne de ce nom devrait fonctionner comme un oxymore, comme une charnière entre deux réalités contradictoires. Ibn El Farouk semble focaliser tout son intérêt sur ce principe qui devient pour lui le moteur de création à même d’éloigner sa pratique photographique de toute dépendance servile à quelque motif à représenter.  Résultat : ces photographies donnent à voir un visible paradoxal, plutôt abstrait que réel, plutôt non-identifiable qu’identifiable, qui interroge au premier chef les moyens même de l’acte photographique et non l’iconique, les médiums, les processus chimico-optiques et non la saisie de l’image.

 

Et c’est là où réside la singularité de la démarche créatrice de Ibn El Farouk, qui opte pour l’oxymore comme organon d’exploration susceptible de surprises esthétiques et d’ouvertures à des réalités poétiques inattendues. En réalité, il s’agit avec ces photos, qui peuvent évoquer (et non pas imiter) l’abstraction des œuvres picturales d’un Marc Rothko par exemple. Une abstraction seulement d’apparence, car, en fait, il s’agit d’un réalisme qui échappe à notre habitude perceptive. Ce que ses photos captent est ce que nous ne sommes pas capables de voir d’emblée et avec nos simples yeux de chair. Et dans ce sens, il s’agit véritablement d’un art qui ne reproduit pas, mais qui révèle, qui révèle photographiquement. On rejoint de manière étonnante (étonnante, parce que la photographie n’était alors perçue que comme simple reflet de la réalité visuelle et décriée précisément pour cela par les peintres qui s’en méfiaient parce qu’elle incarne à leurs yeux  l’aboutissement technique d’un art de la mimésis) la fameuse formule de l’un des pionniers de la modernité picturale, Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » ou encore ce propos d’Eugène Ionesco : « L’œuvre d’art n’est pas le reflet, l’image du monde ; mais elle est à l’image du monde ».

 

Ce qui préoccupe Ibn El Farouk n’est pas conceptuel, mais matériel. Traquer au plus près la vie de la matière, voilà en fait ce qui le fascine, comment rendre compte du processus qui façonne la matière photographique, le temps et les agents qui y opèrent sans cesse. C’est pourquoi son univers poétique n’offre pas une image du monde reconnaissable, mais s’impose comme un monde qui vit de manière autonome. Un monde qui ne déploie d’autre récit que celui de son propre fonctionnement.

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la photographie de Ibn El Farouk n’est pas narrative, mais exploratrice. Fondée sur l’expérimentation, elle explore son propre mode de fonctionnement dans une autoréférentialité qui ne se détourne du récit et de l’image, que pour mieux interroger en la matière même de la photographie, le potentiel expressif du médium et non ses possibilités mimétiques ou anecdotiques. C’est sans doute dans ce sens que cette approche n’est pas tout à fait abstraite (ou alors toute photo est abstraite, même celle qui capte le réel), mais bien concrète. L’activité photographique d’Ibn El Farouk n’œuvre, en fin du compte qu’à mettre en lumière les paramètres effectifs qui la gouvernent, à révéler la spécificité des conditions physiques de sa propre montée à la visibilité.

 

C’est assurément pourquoi, alors-même qu’elle n’est pas recherchée en tant que telle, la beauté esthétique qui résulte de la démarche créative de Ibn El Farouk est exceptionnelle et singulière en ce qu’elle propose au regard et à la pensée des univers qui suggèrent des territoires picturaux porteurs de qualités plastiques qui excèdent le photographique classique pour s’inscrire dans l’expression plastique picturale.

 

Mohamed Rachdi

Casablanca, le 16 juin 2018      

 

 


Ne pas photographier

D’une toile à une autre, la signature secrète d’Ibn El Farouk , le trait  d’une fente fine et légère qui déchire la tente et laisse entrevoir le jour. Discrète et brève percée car Zouhir se tient  séparé de ce qu’il photographie, le désert. Clandestin qui capte les éclaircies de lumières et de couleurs, arrachant  parfois l’un des piquets de  la tente – pour que la toile ici ou là se plisse  Ibn El Farouk, tapi ou caché à l’intérieur, dispose comme un filtre le tissu afin qu’une traversée du désert se produise. Là, le tissu nomade et usagé témoigne depuis  le fond de sa mémoire d’un itinéraire surprise qui s’invente à chaque prise. Les conditions sont limites. L’appareil photographique se refuse, signale que ses possibilités  sont ici dépassées. Impératif catégorique : ne pas photographier. Mais  Zouhir  s’appuie et fait fond sur la faute.  D’un doigt, il commande des photos impossibles, des photos impensables, des photos interdites. Il déclenche le mécanisme là où ça ne le regarde plus, là où l’œil de la technique  avoue son aveuglement, son absence de maitrise, la faillibilité de ses moyens. A l’instant du déclic, l’ordre de la technique est transgressé, la désobéissance consommée. Là pellicule  n’est pas davantage préservée. Ibn El Farouk lui fait subir les assauts de la chaleur. Il la laisse s’imprégner, se transformer, se dégrader, peut –être. Le temps d’un corps   à  corps  avec le désert  qu’elle  prétendait  saisir et arrêter, impassiblement, la pellicule crie le désert, vit le désert de tous ses  pores. Alors, sorties de ses gonds, la technique franchit les bornes, se tend et se rend au-delà de ses possibles. Dans l’exposition sans défense au désert, à travers la toile pourtant, le désert se livre autrement. Du dedans, il confie le mystère de ses  dessous : tissages et trajectoires de filaments ou de fils qui dessinent des stries, parcours ou chemins itinérants qui s’étoilent en plein jour comme au cœur d’une nuit. Tandis que personne ne les observe, le ciel, les dunes - et Dieu sait qui ou quoi encore - traversent la toile, y impriment  leurs rythmes  et leurs grains,  vibrations de lueurs silencieuses que pourtant, on jurerait sonores. Tantôt les stries se font calligraphiques, tantôt empreintes digitales. Certaines fois, sensuels, lascifs et immobiles, les plis de la toile acheminent les promesses d’un jour nouveau et encore inconnu. D’autres fois, les lueurs s’accélèrent et tourbillonnent, lançant sur la toile les visions d’ailleurs insondables et infinis. Vestibule, antichambre, préambule, la tente se fait initiatique, mystique. Ce n’est plus le nomade qui traverse le désert, c’est le désert qui accomplit sa traversée. Insensiblement, depuis le lieu où il n’est pas visible, il nous traverse aussi et nous touche soudain.

Camille FALLEN
Ecrivain